Fact'orY

À l'origine des faits


Températures de l’air ou au sol : une manipulation de l’ESA ?

Le sud de l’Europe a connu une récente vague de chaleur du fait d’un dôme de chaleur persistant causant localement des températures records en Espagne ou en France par exemple. Cet épisode caniculaire, largement relayé dans les différents médias, a entraîné dans son sillage de nombreux commentaires relativisant voire niant le phénomène. Une publication de l’ESA (European Space Agency) a ainsi particulièrement retenue l’attention et entraîné une confusion dans le message transmis.


Depuis quelques jours, et notamment depuis le 20 juillet 2023, certains internautes ont ainsi affirmé que l’ESA avait cassé le thermomètre des records en utilisant « la température du sol, et non à 2 mètres comme les mesures standard ». Ce fut le cas par exemple ce 22 juillet dans un tweet, jusqu’à présent vu plus de 110 milles fois et cumulant plus de 3 500 likes, de l’économiste Philippe Herlin.

D’autres tweets (en Français, Anglais, Espagnol, etc.), cumulant des milliers de likes et retweets, ont également relayé cette information ces derniers jours.

Origine de l’information

Ces derniers s’appuyaient sur une seule et même source : un tweet du compte intitulé « Science Climate Journal » publié le 14 juillet dernier en réponse à un tweet de Greta Thunberg. Dans ce dernier, le compte, dont le blog anonyme remet en cause le réchauffement climatique actuel d’origine anthropique, affirmait que « les records de chaleur ont été « brisés » parce que l’ESA a commencé à utiliser les températures de surface terrestre, et non les températures de l’air à 2m au-dessus de la surface ».

À l’appui de ses propos seule une image est fournie. Elle est issue du site du programme Copernicus de l’Union européenne. L’article publié le 12 juillet 2023 précisait ainsi qu’une « forte vague de chaleur est en cours en Europe » et « en Espagne » avec des températures maximales qui « dépasseront 40°C et un maximum de 43°C » dans certains cas. En illustration, l’article est accompagné d’une image satellite montrant les températures au sol (LST) relevées le 11 juillet 2023. Pourtant, en note, le site précise bien que « la LST est la température du sol et ne doit pas être confondu avec la température de l’air ».

Le distinguo était donc bien fait entre températures de l’air (devant atteindre 40 voire 43°C) et les températures au sol qui ont, elles, atteint les 60°C. De plus, l’article ne provient pas directement de l’ESA mais du programme Copernicus géré par la Commission européenne.

Un article de l’ESA déformé

C’est pourquoi cet article ne peut être considéré comme la source première des affirmations relayées sur les réseaux sociaux. En revanche, Philippe Herlin, comme d’autres, partagent un post du blog « Climato-réaliste » qui se définit comme une « association des climato-réalistes » selon laquelle « rien ne prouve que notre mode de vie causerait un
« dérèglement climatique » ». Le billet, publié le 19 juillet 2023, est une traduction d’un autre billet de blog, NoTricksZone, intitulé «  »L’horreur à 48 °C qui n’a jamais existé » en Europe… L’ESA et les médias vivement critiqués pour leurs reportages manipulateurs ».

D’après le billet, « les températures dans le sud de l’Europe montent en flèche à 48°C » selon « l’actualité » mais « rien de tout cela n’était vrai ». D’après l’auteur « le rapport original de l’ESA poursuit en précisant ultérieurement qu’il se réfère en fait à la température de la surface ». Puis d’ajouter que « l’ESA n’a pas pris la peine de mentionner que la température de surface est beaucoup plus élevée que la température de l’air à 2 mètres ».

La démonstration s’appuie sur un document de l’ESA du 13 juillet 2023 également publié sur le Twitter de l’agence. Le titre évocateur, « L’Europe se prépare à un mois de juillet torride », est accompagné d’une image satellite utilisant la LST, à l’instar de l’article du programme Copernicus. Celle-ci représente les températures au sol enregistrées le 10 juillet par le satellite Copernicus Sentinel-3. Les LST sont ainsi montées, à 11h30, à 46°C à Rome et Madrid mais elles étaient amenées à « augmenter tout au long de l’après-midi ». Elles atteindront 60°C le lendemain (cf article de Copernicus).

Dans sa version originale, le chapô de l’article précise d’emblée que les « températures devraient grimper à 48°C sur les îles de Sicile et de Sardaigne – potentiellement les plus chaudes jamais enregistrées en Europe ». Par conséquent, « l’anticyclone […] venant du sud fera monter les températures au-dessus de 40°C dans une grande partie de l’Italie » et « des températures de l’air qui devraient atteindre 44°C dans certaines parties de l’Espagne plus tard cette semaine ». On notera ainsi l’emploi du futur et des termes « températures de l’air ».

D’ailleurs un paragraphe précise spécifiquement :

« Alors que les prévisions météorologiques utilisent les températures de l’air prévues, cet instrument satellite mesure la quantité réelle d’énergie rayonnant sur la Terre – et représente la température de la surface terrestre. Par conséquent, la carte montre la température réelle de la surface terrestre qui est nettement plus chaude que la température de l’air ».

Pourtant jamais l’article ne laisse à penser que les températures de la surface terrestre mesurées par la mission Copernicus Sentinel-3 sont celles utilisées pour établir les nouveaux records de températures. En effet, les LST utilisées sont des températures mesurées le 9 et 10 juillet tandis que les températures de l’air sont celles prévues le 12 juillet – l’ESA citant ici un article du Guardian du 10 juillet annonçant que « les températures en Italie pourraient être proches de battre un record européen […] d’ici mercredi ».

On notera également que nulle part dans l’article la température de 48°C n’est attendue ou mesurée au sol. Il y est fait mention de 45°C à « Bucarest et Rome », 50°C à « Catane et Nicosie », plus de 50°C sur « les pentes de l’Etna », 46°C à « Rome » ou encore 46°C et 47°C à « Madrid et Séville » pour les LST. La seule mention des 48°C est celle du chapô qui évoque les températures de l’air attendues.

Néanmoins face aux critiques évoquant une manipulation, l’ESA a ainsi mis à jour son article le 18 juillet afin de clarifier plus en avant le distinguo entre températures au sol et de l’air :

 » La température de la surface terrestre est la chaleur ressentie par la « surface » de la Terre au toucher. La température de l’air, indiquée dans nos prévisions météorologiques quotidiennes, est une mesure de la chaleur de l’air au-dessus du sol ».

Malgré cela les billets de blog et tweets ont affirmé à tort que l’ESA avait modifié la manière d’établir les records de température amenant ainsi « médias et journalistes, [à] faire état de nouveaux records de températures » selon Climato-réalistes. Or aucun article n’a fait mention d’un tel record atteint par la suite. Les médias – utilisant le conditionnel – ont cependant indiqué que des températures, pouvant atteindre jusqu’à 48 degrés, étaient attendues :

À noter que les articles, publiés avant même la mise à jour du 18 juillet, mentionnent bien la différence que faisait l’agence spatiale. Ainsi cet article du média italien Today, publié le 13 juillet, indique que l’ESA « explique comment ce qui a été détecté par les satellites est la température du sol, qui est différente de celle de l’air ». Même son de cloche dans cet article de TP24 du lendemain.

La mesure des records de températures

Autre élément significatif, l’article de l’ESA mentionne l’Organisation météorologique mondiale (OMM). Cette organisation est une institution spécialisée de l’ONU dont un des rôles est de vérifier les enregistrements de conditions météorologiques extrêmes. Elle s’était saisie le 17 juillet de potentiels nouveaux records mondiaux atteint à Death Valley (54,4°C) et avait validé dans le même temps « un nouveau record de température pour l’Europe continentale de 48,8°C mesuré en Sicile le 11 août 2021 » (record également cité par l’ESA dans sa publication).

En date du 18 juillet 2023 elle constatait ainsi les enregistrements faits en Sicile et Sardaigne avec des températures de 46,3°C à Licata (Sicile), 45,8°C à Riesi (Sicile) ou encore 45,9°C à Decimomannu (Sardaigne).

Carte de Météo France publiée le 21/07/2023
Notons une erreur sur l’année : 2023, non 2022.

L’OMM est donc ici particulièrement intéressante puisque c’est elle qui valide les records de températures extrêmes après mesures de « la température de l’air sous abri, à une hauteur comprise entre 1,5 et 2 mètres du sol », comme le rappelle Le Monde. Le processus de validation d’un record peut donc être long car nécessitant de vérifier la « cohérence du relevée avec l’historique de la zone et du matériel utilisé pour mesurer la température ». Ainsi, la température de 42,8°C enregistrée par le station météo de Castirla en Haute-Corse le 18 juillet pouvait « présenter des écarts d’un degré Celsius par rapport à la température réelle » car celle-ci est « classée 5 (la moins bonne note sur une échelle de 1 à 5 » selon les « critères de l’Organisation météorologique mondiale », comme le rapportait France Info le lendemain. Même constat pour la station de Puget-Théniers qui avait enregistrée une température de 41,8°C le 18 juillet car la « station est trop proche de surfaces bétonnées », précise TF1 info.

De plus, l’OMM est à l’origine des normes de mesure des températures de l’air. Le Manuel du système mondial d’observation (version française de 2017; version anglais n°544) précise à la partie III, section 3.3.3 que la mesure de la température de l’air se fait avec « une hauteur d’instrument comprise entre 1,25 et 2,0m au-dessus du sol […] pour obtenir des mesures représentatives de la température de l’air ». La mesure des températures est réalisée grâce à un « réseau de stations climatologiques » par les États membres dont la gestion est faite par « une organisation ou institution ». En l’occurrence en France, celle-ci est faite par Météo France avec son réseau RADOME, constitué de de 550 stations alimentant ensuite le réseau de l’OMM. L’établissement public avait ainsi établi plusieurs records les 18, 19 et 20 juillet 2023. Par exemple à Cannes la température maximale la plus haute jamais relevée était de 39,2°C le 19 juillet remplaçant un record de 1949 ou encore à Tiranges avec un record de 40,6°C battant le précédent record de juillet 2015.

Capture d’écran de l’article de France Info du 19 juillet 2023

De la sorte, les records de températures annoncés ne sont pas basés sur la température au sol mais bien sur la température de l’air.

Des conséquences durables sur l’opinion

Une semaine après la diffusion de ces billets de blog les conséquences sont déjà visibles sur Twitter. Une recherche par mot clef dans l’outil du réseau social l’atteste : de nombreux internautes continuent, aujourd’hui encore, d’affirmer que les températures au sol sont désormais la nouvelle norme des relevés météorologiques. Les commentaires invectivent désormais les auteurs pour chaque tweet concernant les températures relevées. Bref extrait des dernières réponses publiées :

  • « Médiapart torchon propagandistes au même titre que libé et le monde. qui sont obligés de prendre la température au sol« ;
  • « pour rester dans l’angoisse on donne maintenant la température du sol au lieu de la température de l’air« ;
  • « On a changé la mesure des températures: sur le sol au lieu d’a 2 mètres« ;
  • « Vous êtes au courant que ces températures sont relevées au sol et pas à 2 mètre comme le veit la norme ?? » ;
  • « les climato-terroristes sèment la confusion : Température au sol ou ressentie, alors que les données dignes de comparaison sont les températures sous abri« ;
  • « les derniers records sont faux puisqu’ils ne respectent pas la norme internationale, 2m au dessus du sol« ;
  • « Ils essaient d’enfumer les gogos crédules en parlant des températures relevé au sol… » ;
  • « quand il n’y a plus que du bitume et qu’en plus on relève la température au sol« ;
  • « ils trafiquent les chiffres comme ESA avec sa température sur le sol au lieu de l’air« ;
  • « L’ESA prend désormais la température à ras du sol en ville« ;
  • « avant la température était prise à 2 mètres du sol, actuellement au niveau du sol« ;
  • « Normal, les températures sont prises au niveau du sol, et non, comme précédemment et depuis très longtemps, à 2 mètres du sol…« ;
  • « ils prennent depuis cette année la mesure des températures au niveau du sol« ;
  • « Le climat évolue normalement avec ses cycles. C’est la prise des températures qui a changé […] À présent, ce sont des satellites qui le font mais au niveau du sol« ;
  • « Sauf que les 48.2 degrés mentionnés représentent la température… au sol. Tartuffe » ;
  • « C’est leur nouvelle manipulation des températures en prenant au plus prêt du sol… » ;
  • « Prise de température au sol au lieu du standard à 2m du sol…. On modifie les règles comme pour le covid« .

D’autres continuent à partager le billet du blog « Climato-Réalistes » comme une référence : les températures au sol sont devenues la nouvelle norme remplaçant celles des températures de l’air, selon eux (ici, ici, ici ou encore ici). Précisons d’ailleurs que le tweet de Philippe Herlin, toujours en ligne à l’heure actuelle, cumule désormais 5 800 likes et a doublé son nombre de vues (228 000).

Pourtant, et malgré l’impact véritable de cette désinformation, certaines personnes se défendent de toute responsabilité. Ainsi le compte Elpis_R, se qualifiant de « Climate Realist » et qui avait relayé le billet de NoTrickZone, a répondu à un article d’AFP Factuel. La cellule de vérification a rappelé, dans un article du 25 juillet, peu ou proue ce que nous expliquions ici deux jours plus tôt. Sa réponse est cinglante : « Ca sort les rames, c’est bien ce que nous avions dit, mais encore une fois, vous faite un titre sans rapport« , s’exclame-t-il en retour.

Pourtant, les propos tenus dans le blog sont sans équivoques et ne laissent aucun doute sur la confusion que celui-ci entretien entre température au sol et témpérature de l’air :

« En Sicile, la température n’a atteint que 32°C au cours du week-end – loin des 48°C, ce qui illustre la grande différence entre la température à la surface du sol et les relevés effectués à 2 mètres au-dessus du sol ».

Or, le week-end en question (15 et 16 juillet) avait enregistré des températures déjà élevées en Sicile et Sardaigne – avant d’atteindre le 18 juillet 47.7°C – comme à Oschiri avec 43.6°C, Enna à 43.5°C, 43°C à Ballao et Senorbi, 43°C à Mineo, etc. Loin des « 32°C » annoncés par le blog.


Conclusion

Les récentes déclarations faites sur Twitter ou certains blogs sont donc le fruit d’une déformation ou du moins d’une lecture erronée de l’article de l’ESA du 13 juillet 2023. Ce dernier distinguait les températures attendues au cours de la semaine, dont certaines pouvaient atteindre 48°C sur les îles de Sicile et de Sardaigne, et les températures au sol mesurées le 10 juillet, atteignant à 11h30 45°C à Rome par exemple.

L’article expliquait dès sa première version la différence entre ces deux températures. Nulle mention n’y est faite de records de températures atteints en ce mois de juillet mais de températures à venir. Ces derniers sont établis grâce aux réseaux de stations météorologiques établis dans chaque pays et validés par l’OMM après vérification. Ainsi pour les derniers jours, la température maximale atteinte en Sicile était de 46,3°C et de 47,71°C en Sardaigne. Elle atteindra 48.2°C à Jerzu le 24 juillet.

Malgré cette désinformation, les conséquences semblent durables. Désormais de nombreux internautes considèrent comme acquis ce supposé changement de norme, et ce plus d’une semaine après les faits.

Mise à jour de l’article le 27 juillet 2023 à 15h20 – Ajout de la partie sur les conséquences de telles affirmations sur l’opinion.



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